Plus de dix ans après la sortie du premier iPhone, le vent serait-il en train de tourner pour Apple ? Les chiffres en provenance de Chine, baromètre du marché des smartphones, semblent le montrer. Le pic des ventes a été atteint en 2015 à l’occasion du lancement du très attendu iPhone 6S et jamais dépassé depuis. Lors de cet exercice, Apple a écoulé 71 millions de téléphones dans l’Empire du Milieu, contre seulement 49 millions l’année dernière.
Selon UBS, seuls 47 millions d’iPhones pourraient être vendus cette année, soit une baisse de -33% en seulement deux ans !
Ces chiffres ne sont pas dus à un manque d’attrait des iPhones — l’iPhone X a dépoussiéré la gamme et s’arrache toujours autant dans les rues de Shanghai, Pékin et Shenzhen.
C’est, en fait, la profondeur du marché qui pose problème.
Lorsque l’on parle des marchés chinois et indiens, les milliards d’habitants s’additionnent et font tourner la tête des industriels. Comment ne pas s’extasier devant une multiplication potentielle d’un facteur 10 de sa clientèle ?
Si chacun sait que ces économies en croissance insolente font de nouveaux millionnaires chaque jour et que leur classe moyenne se fait toujours plus nombreuse, on oublie trop souvent que ces pays partent de loin si l’on considère le revenu par habitant.
Bien qu’habituées aux croissances à deux chiffres, la Chine et l’Inde ne comptent “que” quelques centaines de millions de personnes aux revenus comparables à ceux des citoyens européens ou américains. Cela représente, certes, un volume d’affaires comparable à celui de la zone Euro ou des Etats-Unis, mais guère plus.
Le marché total des smartphones haut-de-gamme comme Apple et Samsung ont pu le concevoir pour nos contrées ne pouvait donc au mieux que doubler en s’ouvrant vers l’Asie.
C’est désormais chose faite. Les chiffres le prouvent : la classe moyenne asiatique est déjà bien équipée. Les milliards d’habitants moins aisés – et tout aussi désireux d’obtenir un smartphone – se tournent vers des marques à moindre coût pour leurs achats.
Le constructeur taïwanais HTC, qui a mené la première salve contre l’hégémonie d’Apple, n’a su conserver son avance sur les concurrents et n’a plus aujourd’hui qu’une position anecdotique sur ce marché.
Ce sont désormais les constructeurs chinois comme Oppo ou Huawei qui assurent l’écrasante majorité des ventes de smartphones à bas prix.
Alors que leur stratégie était jusqu’ici de rafler le maximum de parts de marché quitte à perdre de l’argent sur chaque appareil vendu sans se préoccuper de la durée de vie des produits, de la pérennité de leur business model voire, diraient certains, de leur image de marque, un tournant semble s’opérer.
Les derniers résultats trimestriels d’Apple confirment d’ailleurs cette évolution. Si, pour le premier trimestre 2018, le chiffre d’affaires d’Apple en Chine est reparti en hausse (+11%), le nombre d’iPhones vendus dans l’empire du Milieu au cours des trois premiers mois de l’année est inférieur à celui du premier trimestre 2017.
Apple s’arrogerait ainsi la cinquième place sur le marché chinois des smartphones, avec 14% des ventes, derrière Huawei (22%), Oppo, Vivo et Xiaomi.
Huawei : le futur tueur d’iPhone
La marque Huawei ne vous est certainement pas inconnue. Nous avons souvent eu l’occasion de vous parler de cet équipementier qui est devenu en quelques années un acteur incontournable des infrastructures de téléphonie mobile au point d’affoler les gouvernements occidentaux qui voient d’un mauvais oeil ses accointances avec Pékin.
Peut-être avez-vous même eu entre vos mains des smartphones Huawei disponibles depuis quelque temps en Europe. Ces téléphones s’illustrent par leur absence flagrante d’originalité : leur design est très souvent inspiré de celui des iPhones et la partie logicielle est basée sur l’OS Android de Google. Leur particularité ? Ils ne coûtent pour ainsi dire rien.
Le dernier Huawei P20 Pro, pendant de l’iPhone X (1100 €) et du Galaxy S9 (860 €), ne coûte que 550 €. Cette comparaison du modèle haut-de-gamme vous donne une idée de l’agressivité tarifaire de l’entreprise ; imaginez seulement ce qu’il en est sur les produits d’appel !
Le Huawei P20 Pro et son petit air d’iPhone X
En offrant plus pour moins cher, Huawei fait aujourd’hui énormément de mal à Apple et plus encore à Samsung dont les téléphones sont également basés sur l’OS Android.
Les annonces les plus récentes du constructeur nous permettent de penser que la tendance va encore s’accélérer.
Huawei s’affranchit du joug de Google
Je vous disais plus haut que les smartphones Huawei sont actuellement basés sur l’OS Android de Google. Utiliser Android a, historiquement, été le meilleur moyen pour un assembleur de produits électroniques de devenir fabricant de smartphones. Tous ceux qui se sont essayés à développer leur propre système d’exploitation (OS, pour Operating System) mobile, y compris Microsoft, ont fini par jeter l’éponge.
Le faible intérêt qu’ont manifesté les clients pour les smartphones non-Android et non-Apple n’était pas dû à une mauvaise qualité des OS alternatifs, bien au contraire. Tous les utilisateurs des Windows Phone ont loué leur fiabilité, fluidité et leur robustesse…
Mais un smartphone n’est pas qu’un téléphone, c’est avant tout un terminal numérique qui évolue dans un écosystème. Les développeurs d’applications boudent les OS qui ne disposent pas d’une masse critique d’utilisateurs. Les utilisateurs voient alors que le nombre d’applications à télécharger sur ces plates-formes est trop faible, et hésitent alors à s’équiper… Le cercle vicieux est en marche, et les ventes ne décollent jamais.
Huawei a pourtant annoncé cette semaine qu’il allait développer son propre OS pour se passer d’Android. Cette décision est courageuse. A première vue, il peut sembler que le constructeur risque de voir sa nouvelle plate-forme boudée par manque d’applications disponibles.
Pourtant, Huawei n’est pas du tout dans la même position que Microsoft à l’époque du lancement de Windows Phone. Le Chinois va pouvoir s’appuyer sur une base extrêmement nombreuse d’utilisateurs peu solvables qui ne peuvent tout simplement pas se payer de smartphones haut-de-gamme pour promouvoir son OS maison.
Aujourd’hui, la plupart des applications sont déjà développées pour et par le marché asiatique : il devrait être plus facile de convaincre des développeurs chinois de migrer vers l’OS de Huawei que des entreprises californiennes dont le siège social est situé à quelques encablures de celui d’Apple…
Une chose est sure : les deux milliards de clients qui ne peuvent aujourd’hui s’offrir les produits Apple et Samsung haut-de-gamme répondront présent lorsque le nouvel OS sera lancé. A ce moment-là, Huawei maîtrisera simultanément la partie matérielle et logicielle de ses appareils et pourra totalement tourner le dos à Google.
Quelles conséquences pour les Occidentaux ?
Les Occidentaux, qu’ils soient investisseurs ou consommateurs, seront eux aussi concernés par les grandes manoeuvres de Huawei. Google, tout d’abord, a le plus à souffrir de l’érosion probable des parts de marché d’Android au profit du futur OS de Huawei.
Tous ces téléphones sur lesquels les services Google seront absents représenteront autant d’êtres humains qui ne seront pas soumis à la mainmise du géant d’Internet sur les données : une attaque frontale de son business model.
Même Apple pourrait ne pas être épargnée par ce nouvel arrivant dans les OS mobiles. Nul doute que, si les clients de Huawei se comptent en centaines de millions, toutes les applications célèbres comme Facebook, Instagram et Snapchat seront rapidement disponibles sur les terminaux Huawei.
Ce ne sera plus alors qu’une question de temps avant que des services de streaming de musique et de vidéo soient ajoutés à l’offre, concurrençant directement l’écosystème iPhone + iTunes.
Le constructeur chinois aurait alors toutes les cartes en main pour proposer des smartphones haut-de-gamme vendus à la clientèle occidentale. Apple n’aurait plus beaucoup d’arguments pour justifier la vente de smartphones à un prix trois fois supérieur à celui des modèles asiatiques.
Ne pensez pas que ce décalage vers le segment premium soit au mieux hypothétique, au pire voué à se faire progressivement : Huawei a déjà commencé à ouvrir des boutiques ayant pignon sur rue dans les grandes capitales.
Un premier Centre de Services Huawei, construit sur le modèle à succès des Apple Store a été inauguré à Paris l’été dernier. Il ne reste plus qu’à l’équiper de modèles innovants pour séduire, en plus des milliards de consommateurs asiatiques, les millions de clients fortunés occidentaux.