Et si la future fusion – confirmée – OneWeb/Eutelsat était le « hold-up » technologique de l’été ? Certes, l’Europe matérialise ainsi son souhait de bénéficier d’un Internet satellitaire souverain. Et la guerre en Ukraine nous a bien confirmé que la question était hautement stratégique. Certes, cela nous affranchira des Américains Starlink (SpaceX) et Kuiper (Amazon). C’est un sans-faute. Mais, pour les petits porteurs, actionnaires d’Eutelsat, la pilule est plus dure à avaler… Le point.
La constellation OneWeb va passer sous pavillon européen
Il aura fallu une fuite [dans la presse économique] pour que le projet sorte de l’ombre. Mais, une fois ce secret ainsi éventé, les protagonistes de ce « hold-up » technologique de l’été sont restés droits dans leurs bottes. Ils ont fait plus qu’assumer les rumeurs, ils les ont étoffées et complétées de précisions chiffrées.
En quelques heures, les suppositions sont devenues une feuille de route. C’est désormais quasi-officiel, la constellation OneWeb va passer sous pavillon européen en fusionnant avec l’opérateur de satellites Eutelsat.
Ce rapprochement aura des implications en cascade pour l’industrie spatiale, la souveraineté technologique européenne, nos relations à l’international… Mais aussi pour les investisseurs qui chérissaient Eutelsat pour le caractère prévisible de son activité. Décryptage.
Après le GPS, le Halo-Fi européen
Ce n’est pas un secret, l’Europe se bat bec et ongles pour conserver sinon une avance, au moins une position importante dans la course à l’espace. En effet, après avoir développé sa propre flotte de satellites de géopositionnement Galileo pour ne pas dépendre du GPS américain, le Vieux Continent a exprimé son souhait de disposer d’une solution souveraine d’Internet par satellite.
Les conflits du XXIe siècle avaient prouvé que la localisation en temps réel était une composante essentielle de la performance des armées, la guerre en Ukraine nous a appris que l’accès à Internet est encore plus important – pour la population. En effet, en cas de conflit, maintenir le contact avec le peuple est une condition sine qua non pour garder une cohésion territoriale. Dans les semaines qui ont suivi l’attaque russe, Kiev s’est appuyée sur le réseau Starlink de SpaceX pour assurer l’accès à Internet de sa population. Réduisant ainsi à néant l’intérêt stratégique d’attaquer les nœuds de communication terrestres.
Mais le Starlink d’Elon Musk et le futur réseau Kuiper d’Amazon sont américains. Leur disponibilité en Europe n’est absolument pas garantie. Pour cette raison, le Commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, a évoqué [dès 2020] la nécessité que nous disposions d’un accès satellitaire moderne indépendant des puissances étrangères.
Et pas question de dépendre des satellites en orbite géostationnaires opérés par Eutelsat et SES. Si ces entreprises sont bien sous juridiction européenne, se connecter à leurs satellites nécessite des paraboles encombrantes, offre des débits et une latence limités, et ne permet pas l’émergence d’usages modernes comme la 5G satellitaire. Pire encore, en cas de conflit, les satellites géostationnaires sont, du fait de leur position fixe dans le ciel, de véritables cibles statiques pour les puissances hostiles.
Les satellites géostationnaires actuels sont trop loin, trop lents et trop fragiles en cas de guerre
(image : Eutelsat)
L’Europe a donc envisagé différentes options pour disposer de sa propre flotte de satellites Halo-Fi. Le rachat de OneWeb a été, dans un premier temps, écarté. La technologie de connectivité utilisée par sa flotte n’est en effet pas la plus récente. Et le dossier était un sujet politiquement sensible du fait de son actionnariat (gouvernement britannique post-Brexit et l’Indien Bharti).
Mais, avec la fusion OneWeb/Eutelsat, les choses sont soudainement différentes. Le contribuable n’aura pas à mettre la main à la poche pour voir la flotte OneWeb passer sous pavillon européen. Et, malgré la vétusté des technologies choisies par OneWeb pour sa constellation, les fréquences utilisées et les places déjà réservées dans une orbite basse de plus en plus encombrée sont soudainement bien plus alléchantes. Si aucune décision n’a encore été prise quant à l’abandon du programme européen, il est certain qu’il sera de moins en moins justifiable de dépenser des milliards – voire des dizaines de milliards – d’euros pour dédoubler la flotte d’Eutelsat qui coche déjà toutes les cases.
Pour l’Europe, cette fusion est un sans-faute : les problématiques stratégiques se retrouvent bien moins pressantes, le calendrier vers la souveraineté technologique est accéléré et les finances publiques sont soulagées. Pour les actionnaires d’Eutelsat, la pilule est plus dure à avaler…
Les actionnaires dindons de la farce
Je m’explique. Le groupe Eutelsat avait, avant l’annonce de cette fusion, une participation significative au capital de OneWeb. L’opérateur détenait en effet déjà 23 % de la startup. Pas assez pour la sortir du giron de Londres, certes, mais suffisamment pour avoir du poids sur sa stratégie et récolter une part des potentiels bénéfices à terme.
Pour l’Europe, cette fusion est un sans-faute. Pour les actionnaires d’Eutelsat, la pilule est amère
Selon les modalités prévues, les actionnaires actuels de OneWeb devraient disposer, une fois l’opération bouclée, de 50 % du capital d’Eutelsat.
Il s’agit donc d’une fusion d’égal à égal et non du rachat d’une pépite par une grosse main comme les actionnaires étaient en droit de l’attendre.
En effet, si le montage s’est fait sur la base d’une valeur d’action Eutelsat à 12 € – non loin des plus-hauts de 2022 –, cela valorise dans le même temps la cible pas moins de 3,4 Mds€…
C’est donc bien plus que les 2,6 Mds€ de capitalisation d’Eutelsat la veille de la diffusion des rumeurs.
L’addition est salée lorsque l’on sait que OneWeb s’est placée en redressement en 2020 et a été sauvée in extremis par le Royaume-Uni. Si elle a pu reprendre son activité et augmenter la cadence des lancements jusqu’à posséder plus de 400 satellites en orbite aujourd’hui, la firme reste largement déficitaire si l’on en croit les éléments financiers lacunaires dont nous disposons. Les dernières communications datent de 2021… Et, avec un plan d’investissement annuel qui devrait coûter entre 725 M€ et 875 M€ jusqu’à la fin de la décennie, OneWeb engloutira chaque année 400 % des bénéfices annuels d’Eutelsat.
S’il ne fait aucun doute que les grosses mains au capital d’Eutelsat ont eu tout le loisir d’étudier les tenants et les aboutissants du dossier, le marché et les petits porteurs ont été mis devant le fait accompli. Ne disposant d’aucun élément tangible à part la quasi-certitude que OneWeb siphonnera le confortable cash flow qui faisait la gloire d’Eutelsat chez les particuliers, les marchés ont durement sanctionné le projet de fusion.
Dès le premier jour de cotation après l’ébruitement des rumeurs, le titre a perdu 17,6 % en une séance, avant de confirmer son plongeon le lendemain en cédant 18,6 % supplémentaires. C’est près du tiers de la valeur de l’opérateur qui a ainsi disparu en l’espace de deux séances.
L’annonce de la fusion a sorti l’action de sa léthargie… par le bas (infographie : Investing.com)
Du pain bénit pour les nouveaux actionnaires ?
Une fois de plus, les petits porteurs se retrouvent bien démunis face à ces grosses manœuvres qui n’avaient pas été discutées publiquement et changent du tout au tout la structure de l’entreprise. Eutelsat, valeur de fonds de portefeuille par excellence, était éligible au PEA et même au PEA-PME. Son généreux dividende en faisait une évidente valeur « bon père de famille »… La voilà propulsée du jour au lendemain « fer de lance technologique » de l’Europe au prix d’une hémorragie financière bien malvenue en période de hausse des taux.
Du fait de l’importance stratégique du dossier, les chances que l’AMF s’émeuve de la façon dont la fusion a été préparée et officialisée sont minimes. Les petits porteurs ne peuvent donc que prendre acte de la situation, et assumer la perte de 33 % en deux séances. Faut-il pour autant jeter le dossier Eutelsat aux oubliettes ? Pas nécessairement.
La première raison est que l’Internet par satellite est sans conteste un secteur d’avenir. Les jeux ne sont pas encore faits et Eutelsat, qui fournit déjà des solutions de connectivité, est une entreprise idéale pour commercialiser les services de OneWeb. Et outre l’Internet commercial, la nouvelle entité pourra s’appuyer sur sa domiciliation européenne pour avoir accès aux contrats de Défense. Dans un contexte d’augmentation du budget des armées, ces services pourraient représenter selon certains analystes une véritable poule aux œufs d’or.
L’Internet par satellite est sans conteste un secteur d’avenir
Après la fusion, l’opérateur table sur un taux de croissance à deux chiffres de son chiffre d’affaires et de son EBITDA au cours des dix prochaines années, alors que l’activité était en contraction depuis plusieurs exercices du fait de la perte de vitesse de la télévision par satellite.
Si la fusion est une pilule amère à avaler – et il est clair que les particuliers qui voyaient dans Eutelsat une valeur de rendement sans risque auraient pu être mieux considérés –, elle fait toutefois naître un géant industriel qui pèsera à l’échelle internationale durant les prochaines décennies. Selon sa directrice générale Eva Berneke, le chiffre d’affaires de la nouvelle entité pourrait quasiment doubler pour atteindre les 2 Mds€ d’ici à cinq ans. L’action ayant été massacrée, ceux qui décident d’investir maintenant dans le Halo-Fi ont une fenêtre de tir incroyablement favorable.